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Confinement et ravitaillement : protection, suspicion et désinfection

Le confinement de la France et de ses 67 millions d’habitants est effectif depuis plus de cinquante jours. Le COVID-19 à l’origine de cette décision vise à réduire au plus strict minimum les contacts et les déplacements afin d’enrayer la progression de la pandémie. Même si ça s’est calmé depuis le début, le premier passage obligé pour aller faire ses courses est souvent une attente à l’entrée des magasins, pour peu que l’horaire soit mal choisi. Ceux qui habitent dans l’Indre ou en Lozère ne peuvent pas comprendre.

Je vais d’abord chercher du pain à la boulangerie. La boulangère utilise consciencieusement un gant pour prendre la nourriture et l’enlève pour rendre la monnaie. Sauf que pour pousser le pain tranché dans le sachet, afin qu’il garde sa forme initiale, elle a utilisé la main de la monnaie, après l’avoir portée à sa pommette.

Maintenant ce sont les courses au supermarché. C’est la règle des trois tiers : un tiers du temps à attendre pour entrer, un tiers pour faire ses courses, un tiers pour tout déballer, nettoyer, désinfecter et ranger à la maison. Au début les anxieux se sont précipités pour acheter des pâtes, du riz, des œufs et du papier toilette. Les féculents constipent, alors à quoi bon ? L’eau minérale avait aussi subi un raid dans les rayons : les mêmes pensent-ils que le virus passe par le robinet ?

Dans la file d’attente pour pénétrer dans le magasin, des caddies espacés du mètre règlementaire et filtrés par la Gendarmerie certains jours - hé oui, on en est là - soutiennent des clients quasi chancelants qui espèrent arracher aux étals les ingrédients nécessaires à leur survie. Je me donne la force d’attendre au milieu des certitudes assénées par des pseudos spécialistes des maladies infectieuses qui ne savent pas quoi faire en attendant.

Le type derrière moi voudrait bien me pousser, pensant que ça ira plus vite. Je lui jette un regard Don Corléonien afin qu’il respecte ses distances. Malgré cela, les exhalaisons d’un corps négligé - il est 9 heures du matin - viennent titiller mon sens olfactif. Quelques mèches grises et informes sur sa tête me font penser à des fientes et je me retiens de lui demander de ne pas oublier le gel douche dans ses emplettes. Il se met à bavasser avec son voisin de derrière et assène d’un ton péremptoire qu’il va falloir attendre trois quarts d’heure avant d’entrer si la personne devant lui passe ce temps dans le magasin. Je suis maintenant sûr que son crâne dégarni a laissé échapper sa clairvoyance ou peut-être s’est-il fait une fracture au cerveau.

Je me retourne vers la cliente qui me précède et dont je découvre le jean deux tailles en dessous avec au moins dix pour cent de lycra. J’ai l’impression que son pantalon est directement peint sur sa peau. Je fais alors fi des relents fortement épicés du client derrière moi pour me consacrer exclusivement à mon sens visuel. Il n’y a que ma bouche et mon nez qui sont cachés par un masque réalisé en trente secondes, une double chaussette et quadruple élastique qui laisse mes yeux tout à fait opérationnels. D’ailleurs à force de porter un masque, nos oreilles ressembleront bientôt à celles de la famille O'Hara  (voir Morris Lucky Luke, Les Rivaux de Painful Gulch).

Perdu dans mes réflexions sur les caractéristiques des fibres élastiques, j’entends vaguement une autre cliente de la catégorie de celle qui a besoin de s’exprimer pour montrer qu’elle existe et qu’elle a une vie bien remplie. Elle parle à sa fille de huit ans de sujets dont elle n’a rien à fiche : « Il faut que je tonde aujourd’hui car demain c’est dimanche et on ne peut pas, on va congeler un maximum de nourriture pour ne pas revenir en course et attendre à l’entrée du magasin, Madame Duraton va passer cet après-midi pour apporter des pommes de terre… »

Plus loin se trouvent deux personnes avec un masque, à moins de dix centimètres l’une de l’autre, échangeant des secrets de concierge, ainsi qu’un type qui explique avoir nettoyé les câbles de ses télé/lecteur de DVD/home cinéma/box/décodeur et découvert qu’il y en avait beaucoup. Des câbles, pas de la poussière. Le service d’ordre fait passer une dame en priorité en expliquant d’un air entendu qu’elle est infirmière et qu’il est mieux de limiter ses contacts. L’ensemble des clients acquiescent par des hochements de têtes impétueux. De toutes manières, le représentant de la régulation humaine mesure 1,95 m et pèse 100 Kg.

Dans le magasin, deux Bidochon (voir Binet, Les Bidochon), gantés et masqués, liste de courses à la main en cochant bien ce qui est fait ne regardent pas autour d’eux, bloquent les allées avec leur chariot surchargé et leurs silhouettes conquérantes. J’ai envie de leur tousser dessus mais pour que ce soit efficace il faut que j’enlève mon masque. La vendeuse du rayon traiteur veut me fourguer tout ce qu’elle a en stock, me vendre deux parts de tarte aux légumes pour le prix d’une et vante la salade alsacienne fraîche du jour. Des clients aux sourires entendus tentent de te passer devant en te faisant comprendre que ce sont des winners puisqu’ils n’ont pas besoin de masques. Ils me donnent des envies de grandes claques sur leurs joues bien roses.

Dans les rayons, la date du jour s’approche dangereusement de certaines dates de péremption, il manque ce que tu cherches, il n’y a plus que des œufs bio - mais c’est plutôt bien ça – et certains produits sans enjeu particulier sont absents alors qu’il y a des gants et lingettes à profusion et cinquante sortes de yaourt. Par contre, plus de fromage blanc, comme si les gens achetaient ce que les autres achètent aussi. Globalement ça va, nous sommes trop habitués à une profusion de produits, il y a quand même ce qu’il faut dans les rayons. Tant que les chauffeurs conduiront leurs camions.

Quand je demande à l’hôtesse de caisse à quoi servent ses gants, elle me répond que c’est pour maigrir des mains, vu comme elle transpire. Je ne vois pas son sourire derrière son masque mais je partage le mien au travers de nos yeux rieurs.

 

Texte © emmanuel cockpit

Photo © Valeria Ferraro / SOPA Images/Si/SIPA

 

Tag(s) : #Vie quotidienne
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